Le retour des loriots

Les Sheriff – Grand bombardement tardif

À écouter dans Inoxydable #28

Roulement de toms. Coup de riff dans les gencives. L’émail se fendille. Goût du sang. La voix de soleil arrive. Les Sheriff chantent la misanthropie.

« Comme je ne vois plus personne
Je grogne comme un sanglier
Je ne réponds plus au téléphone
Je fais plus de sons articulés
Je me passe de l’humanité
Et je reste loin du chaos
Je donne à manger aux oiseaux […] J’attends le retour des loriots »

Les phrases sont simples. Comme l’idée. Dite avec un accent du sud à couper à l’Opinel. Droit à l’essentiel. Rien n’est trafiqué chez les Sheriff. Tout est pur et beau. Donner à manger aux oiseaux. Guetter le retour des loriots.

Ces phrases me poignardent. Parce que dans le rock, dans la chanson, il n’existe que deux voies possibles pour atteindre l’excellence : l’inspiration poétique d’une muse guidée par le Très Haut ou la fulgurance au ras du bitume. Les Sheriff ont les pieds sur terre et sentent le goudron (et les plumes). Leur musique est naïve comme leurs mots. Et, de fait, ils touchent au sublime pour qui sait s’ouvrir à la beauté des choses simples.

Parfois on débat sans fin sur la qualité d’un disque. « C’est intéressant ». « Cet album est mieux que moins bien qu’avant mais meilleur que plus tard tout en restant d’une médiocrité géniale». Je plaide coupable. Je suis un connard comme les autres. Et quand je m’en rends compte, j’ai juste envie de me gifler. Parce que la seule chose, le seul critère, le seul sujet, c’est la pureté. Ton disque, là ? Quelle pureté ? Comment ça « pureté » ? Oui, « pureté ». Parce qu’on parle diamant, héroïne. Âme.

Les disques des Sheriff sont tous (enfin… tous sauf un), purs. Éclatants. Ils sont le soleil dans le bleu méditerranéen, le vent en pleine gueule dans la garrigue, le verre tendu et le sourire aux lèvres, le pied sur l’accélérateur et la jubilation de retrouver ceux que l’on aime. Tout autant que le regard triste que l’on chope en fin de soirée, ces épaules qui s’affaissent un peu trop, ces silences qui en disent long…

Tu veux chanter la solitude, l’écologie, le monde qui rend fou, les humains détestables ?
« Je donne à manger aux oiseaux, j’attends le retour des loriots ». De la mélancolie chantée sur un riff de chantier.
Point barre.
Pas besoin de plus.

En 2022, personne ne chante le mot « loriot ». De toutes façons, en 2022, personne ne sait plus à quoi ressemble un loriot. Sauf, peut-être, certains provinciaux. Dans des endroits sans trottinette, et sans Spritz. Dans ces lieux où l’on trouve son bonheur à mettre du rock’n’roll dans sa bagnole, à chanter à tue-tête (« avé l’assent inculé » !), à partir aux champignons ou à manger un bout de saucisse poivrée glissé dans un morceau de pain, assis sur un rocher.

Car c’est aussi là que se niche cette poésie du banal. Dans un vécu assumé, un décor ensoleillé, une terre (je cite) « dure comme le roc mais où l’on peut rêver sur ses rivages ». En cela, Les Sheriff est un groupe populaire, prolétaire, représentatif d’un monde que l’on ne lit nulle part, que personne ne chante ou même n’assume. Le rap se ghettoise le plus souvent dans une banlieue parisianno-phocéenne (à croire qu’il n’existe que deux villes en France) ou dans un univers de bling bling plaqué en toc d’importation américaine (le pays qui a inventé Las Vegas et Kim Kardachiante). La variété minaude les gargouillis sentimentaux de gens qui ne savent jamais ce qu’ils veulent ou annone un existentialisme germano-pratéen has been qui donne des envies de soupirs et de coups de pied dans les couilles. Et le metal ne raconte pas grand-chose en voulant nous faire croire que c’est parce qu’il s’en fout, alors que la véritable raison est qu’il n’a rien à dire, en plus de ne pas savoir aligner deux phrases correctement. Du coup, personne ne s’occupe du reste du monde. De vous, de nous.

Heureusement les gars de Montpellier — Mon-pé-llier comme le prononce Olivier Téna — sont encore là pour, non seulement nous envoyer une bonne décharge alternative en continu, mais pour rappeler à qui veut bien écouter, les bienfaits d’un accord barré et d’une mélodie simple pour passer une bonne journée, une bonne semaine, une bonne année.

Les Sheriff m’accompagnent depuis longtemps. Un groupe de cœur. Je les porte comme un vieux cuir. Même râpé aux coudes, même avec cette vieille odeur de tabac que des dizaines de concerts ont imprégné. (Oui. « De quand » je viens, les concerts étaient enfumés). Certaines de leurs chansons me bouleversent à un niveau difficilement imaginables. Je comprends qu’on ne comprenne pas. Pour moi, la beauté, comme l’enfer, se cache dans les détails. Elle me désarme d’autant plus quand je la déniche dans des endroits insoupçonnables. Insoupçonnable comme dans les chansons d’un groupe montpelliérain d’un siècle passé.

Forcément l’un de mes disques de l’année. Et probablement le seul qui m’amènera les larmes aux yeux aussi vite et systématiquement, sous les regards interloqués ou les ricanements de ceux qui confondent régression adolescente et éternelle jeunesse.
Peu importe.
En attendant le retour des loriots, je mets du rock’n’roll, dans ma bagnole.