Rester jeune

À écouter dans Inoxydable #06

Vous savez ce qui est le plus difficile à accepter au fil des années ?
— Les abdos Kronembourg ? Les cheveux qui tombent ? La vue qui baisse ? L’envie de voter à droite ?
— Non. Le pire c’est d’accumuler un petit savoir, une expérience, même modeste, et se rendre compte qu’elle ne profitera à personne. Tous les parents pensent transmettre quelque chose : des connaissances, des valeurs. Mais finalement ce qui « passe » se révèle bien maigre.
Et si on s’éloigne de l’éducation pour se limiter à la simple transmission, on atteint vite les limites du récepteur. Pas envie d’écouter, nécessité de faire sa propre expérience et toujours cette arrogante certitude que l’on a un avis, personnel, alors même qu’on « perroquette » généralement le dernier machin entendu.

C’est compréhensible. S’il y a bien quelque chose que l’être humain ne fait pas, c’est de tirer une leçon du passé ou d’apprendre de ses erreurs. L’Histoire se répète et on reproduit individuellement davantage les errements de nos prédécesseurs que leur bonne conduite. C’est comme ça.

Face à la frustration de « savoir que l’on sait » et ne pas réussir en faire profiter les autres, on se débat, on débat, on tchatche, on s’énerve ou… On podcaste ! Forcément. Brancher un micro et diffuser même modestement sa propre parole, au-delà du projet, de l’amusement et du plaisir de baigner dans un environnement confortable, relève de de la prêche dans le désert pour ne pas dire de la prophétisation onaniste.

Je vais donc, à nouveau, grimper sur ma caisse à savon virtuelle pour haranguer le quidam et tenter de faire gagner du temps aux plus jeunes voire, carrément, d’infléchir le cap des autres. Les vieux, les croulants, les monolithes de la certitude et des oreilles bouchées. Comment ? En vous parlant de l’usure du temps.
— Et ben… On va encore se marrer avec votre émission !
— Toi, ta gueule. La notion du temps est fondamentale dans notre perception de la musique et je tenterai de balayer tout cela durant l’émission mais j’aimerais m’attarder dans ce billet sur un point précis : le « c’était mieux avant » ou « Y a plus de bons groupes » voire « il se passe pas grand chose ». Autant d’assertions que j’ai, moi même, pu asséner avec la force et la subtilité de l’ours avant hibernation.

Ces phrases ne sont pas l’apanage des « vieux » puisque « vieux », ça n’existe pas. Un vieux n’est jamais qu’un jeune mais plus tard. La différence entre 20 et 40 ans pour un fan de musique, comme dans d’autres domaines, ce n’est pas une question de qualité de musique mais de temps. De ce temps déjà passé à écouter de la musique, du temps nécessaire pour en découvrir de nouvelles et du temps dont il dispose pour en écouter. Une fois l’équation posée, sachant que plus on vieillit moins on a de temps à consacrer aux « à côtés » (généralement profession et occupations familiales prennent pas mal de temps) et que l’être humain préfère toujours la facilité (c’est plus facile de passer un Maiden qui est sur l’étagère que de télécharger 20 machins pour les trier et en retenir un), la force de l’habitude devient un mantra et on se convainc que « décidément, la musique d’aujourd’hui CDLM et que c’était bien mieux avant ». Ne niez pas, si vous avez deux grammes d’honnêteté intellectuelle, vous vous êtes reconnus.

Mais que les plus jeunes cessent immédiatement de ricaner : ma description couvre déjà ce qu’ils vont devenir. Et oui les p’tits gars, vous pissez sur Maiden en déclarant que décidément Bring Me The Horizon et Whitechapel c’est de la tuerie, mais dans quinze ans vous écouterez vos fichiers de Five Fingers Death Punch en pleurant sur le bon temps où la musique quand même c’était autre chose pas comme maintenant avec tous leurs groupes de transe-steel-focus-metalflex. Oui vous qui nous cassez les sabots avec votre post black metal, vous devriez savoir que tout ce qui est « post » signifie « la même chose qu’avant mais version buveur d’eau » et que, dans vingt ans vous pleurerez Myrkur à chaudes larmes en vous lamentant sur cette nouvelle scène de nuevo-furher-black-synchro-metal qui fait rien qu’à dire que Batushka c’est du black metal en robe à fleurs.

Alors j’entends les grognards de l’arrière-garde tenter de me rappeler que « de leur temps » (et du mien) on vivait un véritable âge d’or et que Maiden, Manowar, Helloween, Metallica… c’était quand même pas du nougat.

Pas faux. L’âge d’or a bien existé. Ce moment où un courant artistique se retrouve au faîte de la créativité, où expérimentation et émulation le mènent à ouvrir des voies inconnues, à poser des fondations solides, à établir des principes. Ce bouillonnement et cette réussite se conjuguent avec le succès public. L’époque devient exceptionnelle. Dans les vingt premières années de son existence, le hard rock a créé un paquet de courants et de genres divers. Qui aurait pu imaginer le black metal, Faith No More ou Devin Townsend en écoutant Scorpions ou AC/DC ?

Mais si tous ces groupes sont aujourd’hui des évidences, ils ne l’étaient pas au départ. Combien sillonnaient l’Angleterre en même temps que Maiden ? Combien de formations tombées au champ d’honneur ou dans l’oubli pour une réussite de ce niveau ? Des centaines.

En outre, à l’époque, des gens étaient payés pour chercher les bons groupes, repérer les talents, trier, les extraire de leur gangue et les amener au public. Ce boulot de défrichage des maisons de disques n’existe plus vraiment. Parce qu’on a beau cracher sur ce que sont devenus les majors ou les gros labels, c’est bien grâce à eux, en un temps où l’autoproduction était impossible (pas de home studio, des coûts de fabrication exorbitants, coûts de distribution physique à l’avenant…), que tous ces artistes ont pu concrétiser leur projet et se révéler au plus grand nombre.

Les professionnels séparaient le bon grain de l’ivraie. Puis le public sélectionnait l’excellent grain parmi les bons grains, ce qui donne l’illusion que la qualité moyenne était plus élevée. Pas la peine de venir me raconter qu’on est passé à côté de trucs de dingue par la faute des majors. Si on prend la New Wave of British Heavy Metal, j’ai beau creuser, rien dans les groupes oubliés ne se hisse au niveau de ceux qui en ont écrits les plus belles pages. On peut s’attacher à Tank ou Diamond Head, à Angel Witch ou Satan qui ont tous des qualités, mais aucun n’est au niveau des autres. Seuls les spécialistes et les grands amateurs du genre élèveront des disques improbables au rang de chef d’œuvre presque par principe de contradiction.

J’ouvre une parenthèse sur ce point, combien de docus, de chroniques, de commentaires qui pleurent sur le manque de succès de tel ou tel groupe. « Qu’est-ce qui leur a manqué ? » se demandent-ils ? Un bon manager ? Un bon producteur ? Une stabilité dans le line-up ? Généralement, la réponse est « le manque de talent ». Voilà ce qui leur a manqué. Oui d’autres facteurs entrent en jeu dans la réussite des uns ou des autres (Guns, sans déconner…) mais pas tant que ça. Désolé les gars, mais Tokyo Blade c’est moins bien que Saxon ou Maiden. Même si je ne peux que vous recommander Night of the blade. Mais je ne vais pas m’emmerder à vous vendre Chateaux ou Cloven Hoof.
Donc, si cet âge d’or a bien existé, c’est non seulement parce que le mouvement bouillonnait artistiquement, mais aussi parce que des gens faisaient un vrai boulot de filtre, presque inexistant aujourd’hui où l’amateurisme est de mise partout : ceux qui recommandent ne sont plus des pros, ce sont des bloggeurs, des podcasteurs et ceux qui distribuent sont ceux là même qui créent. Chaque groupe devient sa propre maison de disques. Je simplifie un peu mais la démarche dominante et la multiplication des micros labels va dans ce sens.

Une fois l’âge d’or passé, une fois les formules posées, les chemins tracés, les voies d’accès balisées, effectivement, on peut avoir le sentiment d’un grand vide. Le style se mord la queue. Et on récupère des Amon Amarth, des Grand Magus ou des Alestorm. Parce qu’il n’est pas facile de sortir du cadre, d’exploser les conventions dans un monde aussi codifié, tout comme il est très compliqué de faire perdurer un genre encore dominé par les grands noms. Jouer du metal traditionnel dans un monde où Judas, Maiden ou Accept vivent encore, c’pas gagné.

Après plusieurs décennies d’écoutes, logiquement, l’envie et la curiosité s’émoussent. La lassitude et l’idée qu’on a fait le tour du sujet s’installe.
Parallèlement à ce phénomène, en 2019, la bonne musique, ça ne tombe pas tout cuit. En 1986, en claquant 4 euros dans un magazine, on savait TOUT. Ou pas loin. Sur 20 disques chroniqués, on en chopait 3 et basta. Difficile de se tromper finalement. Actuellement ce n’est pas possible. Combien de groupes découverts ces dernières années dont Rock Hard ne s’est pas fait l’écho ? Et je ne les blâme pas pour une fois. Impossible de connaître et signaler le moindre skeud publié au fin fond du Minnesota, de la Creuse ou des Balkans. Tous ces groupes n’ayant pas de support, de promotion, à moins d’aller les chercher, impossible de savoir.

Dernier élément, plus psychologique, à l’époque, nous étions jeunes. Le regard de la jeunesse sur ses propres goûts, sur ses totems, ses idoles, est forcément biaisé. Au fil du temps il est bien difficile de distinguer la qualité intrinsèque de l’objet étudié des souvenirs qu’on y attache. Et souvent ces souvenirs sont ceux de nos « premières fois », des sentiments forts portés par l’adolescence, de cette forme d’innocence propre à la jeunesse et à son manque d’expérience, de recul et de référentiel. Tous les drogués vous le diront, jamais ils n’éprouveront plus l’intensité du premier shoot. Et pourtant, ils détruisent leur vie pour le retrouver !

Et pour la même raison, la musique d’avant n’est pas TOUJOURS meilleure, n’a pas toujours plus de saveur. Mais encore faut-il avoir ENVIE que celle d’aujourd’hui en est. Lui donner la chance de nous séduire, l’écouter essayer de créer des choses inédites, ou au contraire de se lancer dans des redites intelligentes ou pleines de savoir-faire. Et il faut bosser. Forcer davantage qu’à l’époque pour se tenir un peu au courant, tester des choses, se faire violence, lutter contre ses habitudes. Parce que, franchement, si l’adolescence a du bon, tous ceux qui l’ont dépassée savent qu’elle n’est en aucun cas la meilleure période d’une vie. Pas vrai ?

Tout ceci dans le cas où l’on veut continuer sur le chemin de la connaissance et du plaisir qu’on prend avec la musique. Rien n’est obligatoire. On peut passer sa vie à faire tourner Slippery when wet ou Reign in blood et acheter le nouveau Maiden chez Leclerc entre un baril de lessive et les couches du petit, histoire de se rappeler qu’un jour on a eu les cheveux longs et le regard un peu fou, et estimer que, décidément, on a su rester jeune.