La peur du silence
À écouter dans Inoxydable #12
C’était une belle journée. Je réaménageais ma discothèque afin d’en optimiser le bel ordonnancement. Une étape parfois nécessaire qui permet de reclasser les égarés alphabétiques, noter quelques achats ou rachats à effectuer (comme une version pas trop moisie de Surfing with the alien ou vérifier l’existence de rééditions des albums de Thin Lizzy). Dans ces moments de pure félicité au cœur même de la matrice, j’ai toujours une pensée compatissante pour les abonnés Spotify et les amateurs de dématérialisation, pauvres locataires numériques qui se privent de la joie d’être propriétaire et se retrouver littéralement entouré par « sa » musique, « ses » souvenirs. Et alors que je me demandais s’il fallait ranger +44 à « M » pour « More », « P » pour « Plus » ou considérer que les symboles sont à classer à part, avant les lettres, un nuage noir est venu tout assombrir et passablement gâcher ce magnifique moment onaniste.
Dans le premier cumulonimbus, j’ai reconnu le visage de Steve Jobs, le mec qui, faute de nouvelle idée à nous vendre, préférait changer la forme de la prise pour nous refaire passer à la caisse. Ce type, ou son successeur, je n’ai pas vérifié les dates, a décrété un jour que les ordinateurs n’avaient plus besoin de lecteurs CD/DVD, devenus subitement « has been ». Une idée à relativiser puisque ces mêmes gus ont conçu la souris que tu ne peux pas utiliser pendant qu’elle se recharge… Vive la start up nation les mecs ! Bref, exit le lecteur. Cela dit, je peux comprendre. Les clés USB et les disques durs externes font bien mieux le boulot donc, pourquoi s’emmerder avec un lecteur CD ? Free suit d’ailleurs le même raisonnement puisque sa nouvelle box n’embarque pas de lecteur blu-ray non plus. À quoi bon puisqu’on peut streamer ou télécharger des films. Vu sous cet angle, forcément…
Et là, première goutte de sueur : comment je fais pour regarder mes films et mes séries ? Je parle de celles qui sont dans de jolis coffrets, là, sur les autres étagères ? Hein ? Non parce que moi je re-regarde mes trucs de temps en temps ! Et si je n’ai plus de lecteur DVD dans ma box ou mon ordinateur, va falloir que je repasse à la caisse ? Mais quelle caisse ? La Fnac et consorts vont-ils continuer à vendre des platines ? Où c’est y que je vais fourrer mes rondelles moi ?
C’est à ce moment du raisonnement qu’une cascade glacée a cette fois dévalé mon échine pour une destination particulièrement sombre : un monde où l’on ne fabriquera plus de lecteurs. DVD. Bluray et surtout… CD.
Le monde se fige, le temps suspend son vol et, comme au ralenti, je me retourne vers la matrice sur étagères. Ce que je vois me glace le sang : des rangées d’objets en plastique, littéralement vidés de leur substance, en l’absence d’un engin capable de décoder leurs précieuses informations numériques. Vertige. Je défaille presque. L’air me manque. Voile rouge. J’ai actuellement plusieurs lecteurs chez moi. Mais je sais ces mécaniques faiblardes, peu fiables. Sensibles à l’usure, à la poussière, aux chocs. Et bientôt viendra le temps des pannes, des disques qui sautent et des engins devenus mutiques.
Ok, c’est décidé. Dans la semaine, je commande 4 ou 5 platines CD de bonne qualité, je les stocke avec le câblage idoine en quintuple exemplaire dans un container étanche et basta, je peux tenir pour les années qui me restent. Je repense à l’époque où le vinyle a disparu : les collectionneurs de 33 tours ont-ils eux aussi stocké platines, diamants et courroies, de peur que leur collection ne devienne à jamais silencieuse ? Je n’en sais rien. N’étant pas concerné, je ne m’en suis pas préoccupé à l’époque. Les pauvres ont peut-être fini en établissement spécialisé, jurant entendre le crac-crac typique d’un sillon tourbillonnant alors que leurs appartements baignaient seulement dans un silence numériquement aseptisé, privés à jamais du moindre crachotement analogique.
Juste retour de bâton pour mon indifférence narquoise : me voilà dans la même situation que celle des dinosaures dont je me moquais hier.
J’essaye de me rassurer : l’Histoire va se répéter et, fort de l’expérience du passage du vinyle au CD, certaines marques poursuivront la production de lecteurs tout support, à connecter aux appareillages modernes. Ces engins en titane expansé et doré à l’or fin coûteront le prix d’un vinyle mint du premier Sabbath (la version japonaise avec l’erreur d’impression et la faute d’orthographe sur le nom du deuxième assistant) mais peu importe, je pèterai mon livret A, je repousserai mon départ en retraite à l’âge de 87 ans s’il le faut…
Ou alors, je numérise tout. Encodage intégral de la discothèque, copie sur NAS, connexion de ce dernier à un système son correct et basta. Combien de temps pour faire ça ? Une vie ? Ou deux ? Autre option, je télécharge des fichiers « lossless » de tout ce que je peux, et j’encode ce que je ne trouve pas. Ça et un ajout des colonnes « téléchargé », « encodé », « sur le NAS » à mon fichier Excel, histoire de ne rien louper. Mais l’opération demande un paquet de temps quand même. Faut que je m’organise. Sans tarder. Planifier ça sur l’année. Parce que la pénurie de lecteur approche. Elle est là, à nos portes. Et ça va me tomber dessus comme une merde sur une planche. Si j’anticipe pas j’suis foutu. Foutu.
Voile noir.
La journée avait pourtant bien commencé. J’avais même trouvé un Surfing… en digipack, mint, « factory sealed ». Avec un DVD bonus.