Metal maniaque

Les gens ne vous connaissent jamais vraiment. J’ai commencé à fréquenter des forums metal pour pouvoir papoter sur le sujet qui m’obsède depuis mes 15 ans. Le hard rock. Le metal. Et tout le putain de folklore. Parce que personne dans mon entourage n’en écoutait plus. Et personne ne pouvait « soutenir » (et supporter) une conversation sur le comparatif Helloween / Maiden ou la résurrection de Riot grâce à Thundersteel.
Les forums donc.
Ensuite un blog, Inoxydable, amalgame de mots et d’idées macérées, malaxées, ressassées, fignolées pendant 15 ans durant pour finalement être livrées à des gens que « ça intéresse ». Enfin j’imagine.
Être passionné consiste souvent à accumuler des comportements de psychopathes. Lister, classer, empiler, acheter, vendre, comparer, lire, regarder, re-lire, écouter, ré-écouter, re-re-lire, re-ré-écouter, juxtaposer, ranger, ordonner. Retenir l’insignifiant. Remarquer l’inintéressant. Perdre son temps dans l’inutile, se noyer dans le grand rien.
La passion c’est avant tout de l’obsession.
Du coup les gens qui ne fréquentent pas Inox, metal bla•bla ou qui ne m’ont pas connu quand je portais l’uniforme, les clous et les patches, ne « savent pas ».

Dans la bagnole, en route vers le restau.
— Combien t’as de CD tu dis ?
— Plus d’un millier. 1152 au dernier recensement. Mais j’en ai vendu pas mal.
— 1152 ? C’est précis !
— C’est parce que j’ai un fichier Excel pour tout répertorier.
— Un fichier Excel ? [silence] Moi aussi j’aimerais bien avoir une passion. Acheter tous les trucs, tout ça…
Cette femme ne sait pas de quoi elle parle. J’ai envie de lui fourrer l’intégrale de Motörhead dans le cul. Dans sa vision consumériste du monde, la passion c’est acheter. Alors que l’achat ne constitue qu’une partie du tout. Comment lui expliquer ? Je ne cherche même pas et je lève les yeux au ciel.
— Ouais mais toi t’achètes déjà des sacs à main, on ne peut pas tout faire.

Avec le temps on ne perd plus son temps à discuter avec « ces gens là ». Je dis « ces gens là » sans mépris (à moins qu’il n’y ait eu provocation préalable). J’ai pour habitude de dire « je ne parle pas de musique à quelqu’un qui possède moins de 300 albums ». Le genre de phrase qui vous range dans les connards définitifs dès qu’elle est publiquement proférée. Pourtant j’y vois un sens. Avant l’ère du MP3 en tout cas. Et finalement un peu pendant aussi.

Je l’avais expliqué dans une précédente émission, pour rappel, n’importe qui peut posséder 100 disques. Cumul des achats et des cadeaux adolescents, des machins récoltés dans des stations services ou dans des jeux concours, héritage d’un grand frère. Suffit de se mettre en couple pour que le capital double.
Parvenir à 300 résulte d’une volonté, d’une envie et d’un peu plus que le hasard et les circonstances. L’intérêt pour la musique devient alors manifeste et on s’approche de la zone « pathologique ». D’autant plus en cette époque du tout gratuit.

Autre scène vécue entre la poire et le fromage.
— Mais qu’est-ce que tu dois penser de quelqu’un comme moi, qui écoute ce que j’écoute…
— T’as combien de CD chez toi ?
— Heu… Je ne sais pas… une cinquantaine…
— Avec une cinquantaine de CD tu voles en dessous de mon radar, tu crains rien. Tu es à l’abri de toute représaille !

Même si l’ironie et l’humour sont là, dans l’inquiétude de la question « qu’est-ce que tu dois penser de moi », résonne l’idée de la maladie mentale. Celle qui pousserait à l’agression à partir du moment où l’on écoute un autre genre de musique. Tu es fan de reggae ? Empalé. Teufeur du dimanche ? Écartelé. Rap ? Torture lente.

Au delà de la blague, ça fait 30 ans que ça dure. Le hard rocker par nature intolérant ne supporterait rien que sa propre came. Combien de fois suis-je monté dans une voiture où le pire rap funky arènebi s’échappait d’un Pioneer hors de prix (ultime paradoxe du super matos destiné à écouter de la super daube) pour entendre ceci :
— Heu… tu veux que je change la zique ?
— Non.
— Ah bon, ça te plaît ?
— Non c’est de la merde, mais ça m’est égal, je suis là pour me déplacer, pas pour écouter de la musique de toutes façons.

Bah oui. Encore une fois, comment expliquer ? Comment expliquer le « metal heart » ? Je porte cette musique en moi. Depuis longtemps. Très longtemps. Depuis plus longtemps que certains ne portent leur femme ou leurs enfants dans leur cœur. Ce cœur faible et si rouge. Si fragile à côté du mien, métallique et inoxydable, nourri de lave en fusion et d’acide bouillonnant…
Je pourrais ne plus écouter cette musique pour le restant de ma vie qu’elle demeurerait tout aussi vivace. Forte. Inaltérée. Comment 15 minutes de la pire soupasse autotunée pourrait ne serait-ce qu’érafler, gêner ou altérer cette belle mécanique ? Tous les autoradios et les supermarchés du monde surestiment leurs forces dans ce domaine !

Pendant des années je n’ai pas parlé musique en dehors du « cercle ». Celui des 300 disques. Et même là, je discute des valeurs communes. Parce que si Manowar est mon sang et Accept mon corps, je connais aussi NoFX, les Beatles, U2, Dire Straits, Neil Young, Renaud ou Daran. Ou Metallica. Bref, j’ai accumulé assez de connaissances et de goût du « reste » (ou une partie du reste) pour entrer dans la zone de confort de mes interlocuteurs, partager, contredire, argumenter ou réfuter. Je peux même tenir une soirée, une semaine ou une année sans que jamais on ne soupçonne que je suis un Bro’ of metal. Et même quand l’information est connue elle finit par disparaître. Derrière Frank Black ou les Ramones, Téléphone ou Oasis. Derrière « l’acceptable ». Mais parfois, certains s’aventurent un peu trop loin dans la caverne et, par jeu ou imprudence, ils réveillent l’ours endormi.

Quand monsieur Canard publiait ses histoires de frappadingue sur Pas Grand-Chose on me questionnait. « Il est vraiment comment ça ? C’est pas possible ? Toi t’es pas comme ça par exemple »…
— Non j’suis pas « comme ça ». Mais un peu quand même…
Beaucoup en fait. Les canards et les ours ne se rapprochent pas par hasard. Je percevais l’inquiétude.
Si on joue au Top 10 « Meilleurs groupes » on retrouve dans ma liste, Accept, Manowar, Metallica, Saxon, Gamma Ray…
Hein… quoi ? Gamma Ray ? Manowar ? Gloussements… Mais…mais… c’est pas possible… Toi qui aimes les Beatles et les Stooges… Comment ? Non parce que… Manowar… c’est quand même… heu… nul ?
L’incompréhension dans les regards, le doute au coin des lèvres, la déception qui flotte.
— J’suis un putain de hard rocker. Hard rocker un jour, hard rocker toujours.
— Non mais on sait ça, Metallica, Pearl Jam, AC/DC tout ça…
— Non les mecs… Vous n’y êtes pas. C’est pas ça, le hard rock, le metal. Le metal c’est Judas Priest, Manowar, Accept… C’est dans ce pré carré que ça rigole pas. Dans cette petite zone faite de riffs et de too much, sans aucune caution intellectuelle ou artistique. C’est là que ça se passe. C’est pas parce que vous écoutez un Motörhead ou un bout de Metallica que vous aimez le metal…

Et là je ne sais pas si la jonction se fait dans les esprits. Avec le papier sur Kreator. Ou sur Beyond magnetic. Je suis « ailleurs ». Depuis toutes ces années, vous ne discutez qu’avec 30 ou 40% de mon cerveau. Le reste, définitivement rongé, appartient au côté obscur, à cet autre monde que plus personne ne fréquente et que j’essaye de raconter ici, dans ce papier et dans d’autres. Dans cette terre cramée connue des seuls grands malades mentaux. Celle où brûle le feu inextinguible de la passion. De celle à faire s’écrouler les ponts sociaux, celle qui pousse à l’irrationnel, celle qui fait tenir et combattre chaque jour (parce que oui, c’est un combat et Reload c’est de la merde, et si vous pensez le contraire vous méritez mon mépris et le pilori), celle qui, en un claquement de doigt, met fin à une relation pour un mot de trop, ou un mot pas assez. Ce n’est pas un hobby c’est un cancer. Ce n’est pas une marotte c’est une idée. Ce n’est pas un passe temps, c’est le temps lui même. Ce n’est pas de l’argent ou des objets, ce n’est pas triste ou beau, joyeux ou aigre, grand ou petit, ridicule ou génial, c’est à la fois le fuel et le V8, l’allumette et le carbure, l’alpha et l’oméga.
Et c’est ma vie.
Mais ils n’en savent rien.
Parce que les gens ne vous connaissent jamais vraiment. Et c’est pas bien grave.