Lune triste
À écouter dans Inoxydable #14
Un anglais blafard, mulet de joueur de foot, doigts arachnéens, pose une descente d’accords délicats sur quelques nappes de claviers vaporeux. Rupture de batterie. Arpèges suspendus sur basse ronronnante. Quatre minutes plus tard vous saurez tout d’une des amitiés les plus célèbres de la littérature fantastique. Celle qui unit Tristelune — Moonglum en VO — à Elric le nécromancien, le héros tourmenté de Michael Moorcock, que le monde entier craint et déteste. Pourtant, en dépit de cette réputation sulfureuse, Tristelune le suit aveuglément, lui accorde sa confiance et son amitié sans jamais faiblir ou dévier de sa route, pour finalement se sacrifier et lui permettre d’accomplir son destin.
Hawkwind a choisi de raconter cette tragédie et l’histoire belle à pleurer de Tristelune, dans une simple chanson, sans lamento, tremolo ou cri déchirant. Tout le tragique se niche au creux des couplets baignés de flanger et de la voix blanche de Langton, sans emphase, fantomatique et laconique. En quelques phrases, il évoque le mélancolique mais rieur rouquin, l’ami éternel, sans idéal, ferraillant et risquant sa vie pour lutter contre l’ennui, n’imaginant pas que la mort libératrice qu’il attendait lui coûterait autant.
Le très beau solo de guitare ne part pas dans un surenchère d’aigus et de cordes tirées pour en faire jaillir les larmes. Langton tricote autour de sa mélodie et cherche l’intensité finale dans des accords plaqués sur les accents de batterie. Même sur le refrain, élégant comme un oiseau de métal glissant dans l’azur, où se croisent la soif de vengeance et les amours impossibles, Langton reste sobre, fataliste : peu importe les passions humaines, de chair et de sang, de plume ou d’acier, la fin est inéluctable.
C’est cette « britannique distance » qui donne toute sa force à « Moonglum », illustration parfaite du miracle rock et de la musique populaire en général. Quelques notes, quelques mots suffisent pour parler de la mort, de la vie et de cette étrange amour qu’est l’amitié, de terres lointaines et de destins brisés, sans emphase et sans effets ostentatoires, sans l’affectation exagérée sans laquelle une tragédie perdrait toute sa puissance.
Pourtant, l’émotion incroyable dispensée par « Moonglum » est celle qui noue le ventre et serre la gorge d’autant plus qu’on essaye de la réprimer. C’est une émotion « l’air de rien », celle qui sied à tous les seconds couteaux, à tous les numéros deux dont on ne retient pas toujours le nom, mais qui font le boulot en gardant le sourire. « Moonglum » a la beauté intemporelle d’une nature humaine généreuse et rare, celle de l’humilité, de ces petites choses qui changent l’Histoire parce qu’elles obéissent, non pas à des intérêts personnels ou des prophètes de pacotille, mais à des principes, à des idées bien plus grandes que ceux qui les écrivent, à ces choses impalpables qui, malheureusement, ne nous connectent que trop rarement.
Dans la vidéo du concert à l’Hammersmith en 1985, vers 3’30, alors que la caméra se concentre sur Langton chantant le dernier couplet, surgit dans le flou d’arrière-plan Alan Davey, le bassiste d’Hawkwind. Sur son visage sérieux encadré d’une tignasse rousse, naît un sourire en coin. Ironique ? Entendu? Admiratif ? Énigmatique en tout cas, il ne dure qu’une ou deux secondes. Le rouquin se retourne alors vers le micro pour soutenir son compagnon et harmoniser le refrain.
Et forcément, on est saisi par la scène et cette mise en abyme évidente : un héros, pâle, froid et distant est rejoint par un homme de l’ombre, solide, rieur et fidèle. Davey épaule son ami, le temps nécessaire, avant de s’effacer et de le laisser seul dans la lumière, comme Tristelune en d’autres lieux et d’autres temps. Magnifique.
Pourquoi parler de ce concert ? Parce que « Moonglum » n’apparaît sur aucun disque studio du groupe. Écrite pour le double album The chronicle of the black sword, la chanson n’y figure pas, puisque le label a refusé de financer un disque aussi long. « Moonglum » gardera donc à jamais la spontanéité de cette version live aux arrangements assez bruts, mais parfaite en l’état et gravée pour l’éternité sur le double Live chronicles sorti en 1986.
Inutile de vous dire que j’ai traqué le disque, tout en farfouillant dans la discographie de Hawkwind à la recherche d’autres pépites de ce niveau. Las, si le groupe ne démérite pas sur certains albums (The chronicle of the black sword ou The warrior at the edge of time) il s’égare souvent dans son voyage psychédélique voire, plus récemment, techno-transe. Mais peu importe. « Moonglum » a rejoint le panthéon des chansons qui me serrent le cœur instantanément au même titre que « (Sittin’ on) The dock of the bay », « Here comes the sun » ou « The sound of silence », illustrant parfaitement la phrase du grand Friedrich : « Sans la musique, la vie serait une erreur ».