Gardien de phare
Ce n’est pas toujours facile d’être un gardien de phare. Perché à des dizaines de mètres au dessus de l’eau, on assiste aux tentatives incessantes de l’océan en furie d’engloutir les marins imprudents et les aventuriers de la plaisance. Un spectacle permanent dont on peut pleinement profiter grâce à cette tour érigée depuis bien longtemps. Une tour aux pierres anciennes, ajustées avec précision, conçue pour résister aux assauts des éléments, aux vagues qui rongent, au soleil qui brûle, au givre qui s’infiltre. Une tour bâtie sur un rocher solide, un piton de granit capable de défier Poséidon comme Éole.
Mais si le phare joue son rôle et sauve des vies, certaines nuits, quand la tempête fait rage et que sa position fière et abrupte courrouce quelque entité supérieure, sa lueur semble bien pâle, son rayon de lumière bien faible dans la noirceur d’encre et le déchaînement alentour. Pourtant, au matin, alors que le soleil rosit à l’horizon et que plus aucun embrun ne vient s’écraser sur la volée de marches à ses pieds, tout rentre dans l’ordre. Durant sa ronde d’inspection, constatant que l’intégrité de sa forteresse n’a pas été remise en question, le gardien se félicite de la conception et de la qualité du bâti, heureux d’avoir bénéficié de cet abri au cœur de la tempête plutôt que celui d’un de ces frêles esquifs dont le ressac apportera les débris des jours durant.
Face à l’océan de nouveautés, à ces vagues de musique qui déferlent encore et encore, sans discontinuer, je me sens gardien de phare. J’essaye modestement d’éclairer la route des égarés, ah ah ah, mais le plus souvent, je me retrouve en fait dans la position de l’assiégé. Comment faire face ? Comment garder la tête hors de l’eau ?
Comme le gardien de phare au cœur de la tempête, je me félicite très souvent d’avoir eu le temps de bâtir une haute tour dont les fondations, solides et profondes, plongent dans la roche la plus dure, celle des références ultimes, établies depuis si longtemps qu’on en oublie pourquoi elle sont devenues mètre-étalon, mythes ou légendes : Black Sabbath. Led Zeppelin. Van Halen. AC/DC. Motörhead. D’autres encore.
Rien ni personne n’abattra jamais ces piliers fondateurs. Malheureusement ces artistes font tellement partie du paysage, s’inscrivent tellement dans le grand tout, cités en permanence comme un proverbe vidé de son sens par des siècles d’utilisation, rabâchés jusqu’à la nausée, réduits à quelques titres emblématiques — Led Zep ? « Kashmir », « Stairway to heaven », « Immigrant song ». Black Sabbath ? « Paranoid », « Iron man », « War pigs », etc. — qu’on en oublie, de fait, la raison de leur présence au panthéon du style qui nous occupe.
Je milite donc pour la redécouverte des fondamentaux et surtout, surtout, j’invoque, je réclame, j’exige un « devoir de déconnexion ». Fuyez l’océan d’actualité, le flux intarissable des nouveautés. Brûlez le calendrier des sorties. Revenez à terre, prenez à nouveau le temps. Le temps de n’avoir qu’un seul groupe près de la chaîne stéréo ou dans votre téléphone, peu importe. Peu importe le flacon oui, parce que de toutes façons, vous aurez l’ivresse. Passez un mois avec Led Zep, délirez trois semaines avec Edward et sa bande. Vautrez-vous dans la discographie pléthorique de Black Sab. Gavez-vous des lives, des remasters, relisez les livrets, passez les disques en shuffle — parfois c’est bien de se « déshabituer » de l’ordre établi d’un album…
Régalez-vous, profitez du génie, savourez-le ou gourmandez-le, peu importe, mais surtout, prenez conscience qu’il n’existe qu’un seul Toni Iommi, un seul Edward Van Halen, un seul Jimmy Page. Rappelez-vous, ou essayez de comprendre si cela ne vous paraît pas évident, pourquoi ces légendes sont des légendes. Pourquoi ces gens sont uniques, créatifs et importants. Pourquoi ils sont si bons !
Ce n’est pas tout de se demander si le dernier Funeral Mist est moins meilleur que pirement plus mauvais que le dernier Marduk (parenthèse : le dernier Funeral Mist est meilleur que Marduk et que la plupart des machins black qui me sont passés entre les mains ces derniers temps, merci aux gens du forum, fin de la parenthèse). A quoi bon acheter un énième album de black death suédois dont la pochette représente au choix un crâne, la vision d’un paysage infernal issu de l’imagination d’un enfant de 6 ans ou un groupe de zombies à divers stades de putréfaction ? A quoi bon vouloir vérifier de combien de millimètres l’album d’Avantasia dépasse celui de Nightwish ?
Parce que moi, là, je vous parle de groupes qui ne nécessitent pas une loupe pour les différencier. Je vous parle de gars qui sont des kilomètres plus loin. Ou plus haut. Ils flottent là où les oiseaux ne s’aventurent pas, où l’oxygène se raréfie. Dans l’éther. Dans cet espace réservé aux aurores boréales, aux satellites, aux vieux barbus et aux cumulonimbus qui font rien qu’à cracher leur salle petite bruine sur Dunkerque les salauds.
Là, face à la Révélation, face à la Vérité nue de ce que sont le génie et la créativité, vous vous souviendrez de la chose essentielle. Pour qu’un disque soit valable, un groupe respectable, un artiste digne d’intérêt, il faut qu’il soit unique. Si vous pouvez le remplacer, l’échanger avec un autre sans que cela fasse une différence, alors, je crois que vous avez misé sur le mauvais cheval. Vous perdez votre temps.
Et c’est là qu’est le piège. Les milliers d’albums qui sortent tous les ans nous ralentissent, comme autant d’obstacles dressés entre nous et la bonne musique, entre le cœur palpitant de notre passion dévorante et l’objet même de cette passion. Et à force de la nourrir de choses tièdes, sous-vide, voire surgelées, le pire nous menace : la perte de la notion même de goût, de saveur, et le risque de devenir des Charles Duchemin métalliques, frappés d’agueusie dans un monde Tricatel. Et pour ceux qui se demandent : agueusie, de « a » privatif, et du grec « gueusis », le goût. Agueusie, perte de goût. Merci Claude Zidi.
Alors, prenez le temps de bâtir votre phare, de monter votre tour de références, d’empiler les bons disques, les bons groupes, comme autant de pierres de taille, afin de résister aux déferlantes incessantes et avoir un refuge, un endroit qui vous permettra de retrouver le sens commun, le bon rythme et surtout, le plaisir le plus intense : celui de savoir qu’on aime des gens talentueux, irremplaçables, uniques et qui nous le rendent bien.