Le droit d’inventaire
À écouter dans Inoxydable #08
J’ai entendu l’expression « le droit d’inventaire » pour la première fois durant les années Jospin. Le grisonnant Lionel tentait de marcher dans les pas de Mitterand, et dirigeait le PS. Si l’héritage avait un peu de gueule et donnait de l’éclat à un Yoyo trop protestant pour le cirque politique français, il n’en était pas moins terni par des « affaires ». Depuis la mort du vieux, on découvrait sa double vie, ses amitiés douteuses, son passé trouble. Jospin voulait toucher le grisbi de l’héritage sans pour autant récolter les dettes et toute la batterie de cuisine qui commençait à sacrément tintinnabuler : Bousquet, Mazarine, les écoutes et le reste. D’où « le droit d’inventaire » : séparer le bon grain de l’ivraie, assumer le positif pour renforcer son image de premier de la classe et remettre en question le négatif… Pour renforcer son image de premier de la classe. Au final, ça n’a pas marché. Parce que les français préfèrent les bad boys aux premiers de la classe.
Depuis, l’expression est passée dans le langage courant et je me souviens l’avoir utilisée pour la première fois sur un forum, dans une conversation enflammée face à un fan de Maiden qui soutenait — comme toujours — que tout est bon dans Maiden. Une idiotie puisque dans « tout Maiden » on trouve No prayer for the dying, Jannick Gers et la pochette de X-Factor, soit, déjà, 3 bonnes raisons d’affirmer que « décidément, tout n’est pas bon dans Maiden ».
Au fil des années cette idée du droit d’inventaire a fait son chemin dans ma caboche, étant parvenu à la triste conclusion qu’aucun groupe ne serait jamais « parfait » ou « inattaquable », de sa discographie à son iconographie, de son attitude à ses textes, de son discours public à ses choix de carrière.
Dans cette optique, je peux déclarer Dio plus grand chanteur de metal tout en limitant sa carrière solo à ses 4 premiers albums ; Dream Theater ou Death, groupes sacrément influents alors même que je les déteste ; ou Corey Taylor putain de foutu chanteur quand il ne hurle pas comme un ours en manque de saumon frais. Parce que le « droit d’inventaire » induit aussi un devoir d’objectivité.
Alors, ok, je sais bien, l’objectivité n’existe pas, bla bla bla. Parlons alors de faits bruts. J’aurais beau pisser toute ma vie sur Dream Theater, ses fans ne disparaitront pas, pas plus que les centaines de groupes qui revendiquent son influence. Tout comme il serait absurde de minimiser cette dernière sous prétexte que, de nos jours, le metal prog est devenu très commun. De nos jours, en effet, mais pas au moment où sort Images and words. Dans le droit d’inventaire, les dates ont leur importance parce que, finalement, on parle d’Histoire. Et même si l’Histoire est écrite par les vainqueurs et qu’il ne s’agit pas d’un domaine de certitudes et de vérités absolues, on peut, semble-t-il, s’accorder sur quelques faits établis durablement, quelques notions communes, tout en cherchant de nouveaux éclairages.
D’où mon énervement quand je lis et j’entends, un peu partout sur la toile, des choses comme « Non Metallica c’est pas si génial que ça », « Manowar c’est le Rhapsody de son époque », « Trust a marchoté en France » ou « Je ne comprends pas pourquoi Testament ne fait pas partie du big four ».
Tu ne comprends pas ? Écoute les albums mec, et si ça te suffit pas, regarde les dates et va crever dans une pochette de Municipal Waste (ceci est un clin d’œil discret à Guillermo). Non, Manowar n’était pas le Rhapsody de l’époque. Manowar était un groupe de tueurs, assez underground, sulfureux et chaotique, puissant et intransigeant. No compromise. À l’époque en tout cas… Trust a bien retourné la France, bien plus que Gojira (800.000 Répression vendus en France contre 100.000 Magma dans le monde) ! Et je ne vais pas m’étendre ici sur Metallica qui doit être la dernière légende en date que le metal ait engendré.
M’inspirant de l’élite philosophique française je dirais : « Taisez-vous ! ». Interdisez-vous de Youtube, de caméra, de micro et de wifi. Ou rencardez-vous. C’est déjà pas facile de s’y retrouver dans le grand cyber-merdier, pour en plus devoir perdre son temps et mettre des ‘tites taloches à tous les glandus qui cherchent à exister dans les commentaires mis à la disposition de tous.
« Taisez-vous » donc. Ce que vous racontez ne correspond pas à la réalité et encore moins à mon vécu. Vivre une époque n’est évidemment pas la garantie de l’avoir comprise, d’en avoir appréhendé toutes les mécaniques. Et parfois, le doute m’étreint. Voire m’habite mais j’arrête là, ça devient dégueulasse. J’en viens à me demander si ma perception était la bonne. Après tout, les années ont peut-être déformé mes souvenirs, les ont enjolivés… Et si dans ce domaine précis, aussi futile soit-il, ce phénomène de déformation existe, qu’en est-il de périodes ou d’événements plus douloureux, aux conséquences plus lourdes ? Est-ce qu’on raconte autant de conneries sur la révolution française, l’occupation allemande ou la guerre au Rwanda ?
Difficile à dire. En tout cas, même si la mémoire peut jouer des tours, on peut la remettre en question et traquer ces distorsions. Et même s’il faut toujours rester modeste sur ces sujets, je ne pense pas me planter sur l’essentiel. La quarantaine bien tassée, je découvre simplement un phénomène réservé à ceux qui ont quelques décennies au compteur. Une période étrange où, des gens, qui ne savent rien ou pas grand-chose, assis sur des certitudes aussi solides qu’un dossier Maiden dans GQ, vous expliquent votre époque, celle de votre jeunesse, et vous racontent votre vie.
Et le droit d’inventaire se transforme insidieusement en un négationnisme insupportable. D’autant plus insupportable qu’à force de réécrire la vie des gens, en leur retirant leurs souvenirs, on les tue eux aussi à petit feu. Comme chacun d’entre nous, je ne suis que la somme de mes actions, de mon vécu. Et il va falloir vous accrocher avant de parvenir à me piquer tout ça, parce que je ne compte pas me laisser faire.
Kill’em all.