Confinez bien vos gueules

À écouter dans Inoxydable #19

Le confinement a pris fin mais la pandémie se poursuit, partout ailleurs, toujours plus loin, toujours plus fort. Rien ne semble l’arrêter. Comme une marée, elle se répand, envahit le monde, occupe l’espace, monopolise l’attention, occulte le reste. Tous les jours, on la subit, comme un cancer, une gangrène, peinant à résister à ces assauts ininterrompus, rongés, usés par sa détermination. Cette vague a accompagné celle du covid, aussi vicieuse, aussi dévastatrice. Et il est temps de dire stop.

Alors je me dresse, poing levé, regard de défi, et je vous encourage, comme moi, à hurler votre colère face à cette nouvelle et infernale pollution : les vidéos live de musiciens confinés. Je n’en peux plus. Même sans les regarder, elles m’exaspèrent par leur seule présence dans les fils d’actualité Youtube, Facebook et autres. Je dis « autres » pour ne pas paraître ringard, mais je n’ai pas « d’autres ». Vous pensiez que j’avais un compte TikTok pour canaliser mon expression corporelle désarticulée ? Un fil Instagram où publier des photos de tarte au Maroilles et des clips de Fasterpussy, mon chat hard US ? Vous me prenez pour un « millenial » ou quoi ? Un solitaire désespéré ? Un Kardasuperchiant ? Je veux bien être ringard avec mes CD et mes magazines papier, mais ne me prenez pas pour un sclérosé à côté de la plaque ou un aventurier de l’acné perdue.

Revenons à nos moutons vidéos. Par je ne sais quel raisonnement tortueux, les musiciens, tout style confondu, ont imaginé que pendant le confinement, ils avaient hérité de la mission sacrée du divertissement obligatoire. Heu… C’est gentil mais, fallait pas. J’ai empilé assez de disques pour me rendre sourd jusqu’à ce que mort s’en suive, assez de films ou de séries pour chialer du pixel en haute définition, sans parler de tous les machins à lire avec ou sans images sur mes putain d’étagères. Et même si, par le plus grand des hasards, j’étais en manque, ma connexion internet fonctionne encore. Alors j’imagine mal quelle circonstance pathétique m’amènerait à vouloir, de plein gré, avec une santé mentale que je qualifierais de raisonnablement stable, regarder une vidéo en 480p de types en jogging reprendre je ne sais quelle chanson moisie pour tromper leur propre ennui.

Peut-être les voyeurs les plus pervers, amateurs d’intérieurs Ikéa et de sportswear défraîchi, ont trouvé dans ces saynètes de quoi satisfaire leur pulsion malsaine. Tout comme les fanatiques transis qui vendraient un rein pour connaître la marque de dentifrice de leur guitariste préféré. Sans oublier les ultras du home studio soucieux de savoir si Jean-Patrick Delamolle, le bassiste de Putrescent Vaginal Defecation, utilise des enceintes Yamaha DEAF 25 ou préfère la brillance des JBL DTC 2000.

Le sens profond de toutes ces initiatives m’échappe même si je comprends bien le besoin de s’occuper : les journées sont longues pour des gens habitués à rouler des pèts et boire des bières dans un van aux odeurs de gymnase, en attendant de jouer devant des publics alcoolisés pour qui le borborygme et le slam sont les sommets de la communication et du divertissement. Mais merci de faire ça entre vous. Personne n’a envie d’entendre (et encore moins d’écouter) une version de « Run to the hills » interprétée par Abbath, Flea, Jason Bonham et Michael Romeo. Pas plus que de voir Michael Portnoy adapter « Happy family » des Ramones, chaussons aux pieds, dans un playback impliquant toute sa famille (celle là n’est pas une blague. Enfin, si, mais vous voyez ce que je veux dire). Coupez vos webcams les gars, désinstallez Skype. On en a rien à foutre. On peut survivre sans vous. Si si, je vous assure.

D’une part, ces moments musicaux se révèlent aussi excitants que des bonus à la fin d’une réédition d’album — mais oui, vous savez bien, les mixes alternatifs, les versions démo et les lives à à la MJC « Frédéric François » de Montauban qu’on n’écoute jamais. D’autre part, en partageant cette musique de T2 avec kitchenette définitivement inintéressante, vous brisez la dernière parcelle de rêve qui subsistait. Celle dans laquelle on se réfugiait, alors même que l’époque est à la transparence et la divulgation de tout ce qui fait le quotidien des musiciens. Celle où les gens qui fabriquent des disques ne nous ressemblent pas, où l’on imagine des endroits différents, derrière d’épais murs de pierres aux encorbellements gothiques, au sous-sol d’un labo de trafiquants de méthamphétamine, dans une cahute au fin fond d’une forêt norvégienne ou au troisième niveau d’un abri anti-atomique aux portes lourdes comme des secrets. Des lieux mystérieux où se retrouvent des gens traversés par l’inspiration comme autant de Jimmy Page grattant des notes maléfiques au dos de parchemins signés Aleister Crowley.

En lieu et place nous avons droit à de la pizza agonisante sur carton gras, du linge sale décidé à s’échapper d’un panier, la visite d’un putain de con de chat de merde qui cherche à renverser un truc pour faire son intéressant — l’impression que la vie des chats se résume à ne rien foutre tant qu’une caméra n’est pas braquée sur leur gueule de sale fourbe comme de vrais intermittents du spectacle cracheur de feu / joueur de djembé — sans parler des décos approximatives, dont la palette chromatique déstructurée évoque la pire émission télé de déco avec une prof de bon goût en salopette. Cherchez l’erreur.

Finalement, je me demande si tout cela, au lieu d’éclairer votre normalité et votre proximité, ne révèle pas un égo surdimensionné. Persuadé de l’importance de votre mission, vous imaginez que la diffusion de n’importe quel machin mal enregistré, mal filmé, devient intéressant par la seule grâce de votre présence. Que partager ce moment et votre intérieur passionne le quidam impatient de remplir le vide de sa vie avec votre pathétique ennui musical.

Alors que dans les faits : tout le monde s’en fout. Soit on est chanceux, comme moi, d’écouter l’album de son choix parmi une vaste collection de dizaine de milliers de références soigneusement classées dans le grand salon du deuxième étage sur des étagères en marbre, vêtu d’un simple smoking en vison blanc tout en sirotant une vodka martini secouée mais pas agitée, soit on fait partie des défavorisés entassés dans 20 mètres carrés avec des gens qu’on n’a plus envie de considérer comme sa famille au bout de 5 heures de promiscuité, auquel cas ce n’est pas une reprise de « Smoke on the water » par un ex-Cannibal Corpse, deux mecs bourrés d’Alestorm (pléonasme) et le batteur de Samael qui va rendre la journée plus supportable. Et, ouais, je fais des vannes pointues aux fans de Samael. Et tant pis si vous ne l’avez pas.

Bref, vos machins, on s’en tape. Ne venez pas tromper votre ennui chez moi. Débranchez vos caméras, bossez entre vous et revenez nous proposer un projet bien usiné, avec de beaux visuels, un vrai son et surtout, de l’idée. Et si vous avez vraiment envie de partager quelque chose, publiez vos photos de tartes au Maroilles sur Instagram, parce qu’au moins, je n’y suis pas.