Ce qui doit être

À écouter dans Inoxydable #02

Écrire au sujet d’un disque consiste le plus souvent à prendre le temps de décrire le plus précisément possible la musique, le style, les sonorités. Mais que l’on passe par des circonvolutions, des thématiques complémentaires, des anecdotes liées à l’artiste ou à son propre vécu, le seul objectif à ne jamais perdre de vue, et la véritable difficulté, est bien d’éveiller suffisamment la curiosité du lecteur pour l’amener à l’écoute. Quelle prétention ! Imaginer que deux pages de bla bla pousseront des inconnus à consacrer du temps à l’une de vos suggestions… Posé en ces termes, l’exercice de la chronique semble insensé.

Et pour votre serviteur (quand je dis serviteur, n’allez pas vous faire des idées non plus, je ne suis pas près de vous servir des tartines ou tagger correctement vos mp3), une chronique est un combat qu’il faut remporter. L’écoute du disque par le lecteur n’est pas une option. C’est un enjeu. Chaque album testé après le point final devient une victoire, un drapeau à damier agité devant un horizon dégagé. Pole position, cri de joie, podium, champagne. À l’opposé, ne pas susciter l’intérêt se résume à un échec. Un affront personnel. Un coup dans le bide.

Pas très malin, je le concède. Mais c’est comme ça. Dans ce contexte, comment faire pour vous convaincre d’écouter The hunt for the white Christ d’Unleashed ? Je retourne le problème dans ma caboche depuis des semaines. Parce qu’il est des enthousiasmes que l’on sait difficile à partager. Unleashed, franchement, tout le monde s’en fout. Un des fondateurs du fjord metal, pas aussi populaire ou controversé qu’In Flames, pas aussi artistique qu’At the Gates, pas aussi culte qu’Entombed. Une carrière longue, une discographie fournie, mais aucun disque vraiment légendaire. Tout au plus un premier album à citer quand on recense les acteurs historiques du genre. Un groupe sans look ou personnalité marquante, qui n’a pas eu l’idée de se faire assassiner son guitariste, de pondre une pochette censurable ou de sacrifier son chanteur dans le cadre d’une overdose réglementaire. Même pas un p’tit bras tendu ou un propos homophobe de derrière les « faggots ». Pas comme ça qu’ils passeront à la postérité.

Côté scribouillage, j’ai beau avoir écouté le disque des dizaines (centaines ?) de fois, avec un plaisir toujours renouvelé, en apprécier tous les titres, le son, les arrangements, en mesurer son incroyable supériorité vis-à-vis de ses prédécesseurs et vis à vis de l’ensemble de l’œuvre musicale de Mikael Akerfeldt, le seul type qui talonne Michael Portnoy dans le grand concours des Michael qui devraient non seulement arrêter de chier de la musique mais également fermer leur gueule à tout jamais, mais je m’énerve je ne sais pas pourquoi… Enfin si, je sais et je reprends : malgré tout cela, je cherche les bons mots pour en parler correctement et transmettre mon coup de cœur. Dès que je tente de coucher l’idée sur papier, une seule phrase s’impose. Courte, conne, esseulée dans mon crâne, elle tournoie sans fin et résonne dans ce grand espace vide. Et si elle résume pourtant bien ma pensée, je la devine insuffisante pour susciter l’envie et transformer la lecture en écoute.

Je vous la livre tout de même. The hunt for the white Christ d’Unleashed ? C’est ce que doit être le metal. Voilà. Pas terrible, hein ? Je ne vous sens pas vibrer. Moi non plus, je ne vibre pas. Pourtant, cette phrase, « ce que doit être le metal » est l’expression que j’associe à certains disques et à celui-ci en particulier. Une expression qui « veut tout dire ». Tout dire de ma conception de cette musique. Une conception relativement personnelle mais pas complexe pour autant.

Le metal, c’est du riff, un seul par morceau peut suffire, de la mélodie, de l’énergie et une forme d’agression. Le bon dosage de ces ingrédients doit provoquer la jubilation. « Une joie expansive et se manifestant par des signes extérieurs » si j’en crois le Littré. Parce que ce n’est pas tout de nous balancer à tout bout de champ des expressions aussi riches que « voilà un disque qui envoie », « un album drôlement intéressant » ou « une musique intrigante ». J’en ai juste rien à foutre qu’un disque envoie, soit bien produit ou qu’une musique soit intéressante. Moi, je veux jubiler. Sentir ce plaisir pur, ce déferlement, cette jouissance adolescente, cette agitation d’hormones comme au temps de la découverte de « ses » premiers groupes qui résonnent en nous et sonnent comme des évidences. Ces instants où l’on « sait » que cette musique est faite pour nous. Ces moments où la guitare parle à notre place, exprime notre colère et notre envie de conquérir le monde. Où la batterie cavale sur le rythme cardiaque précipité d’un fuyard sentant ses poursuivants le talonner. Où un refrain devient slogan, mot d’ordre, précepte, où une voix devient la voie à suivre.

C’est cela le metal. Rien d’autre. Si je peux m’intéresser, voire me passionner pour des disques plus « intellectuels », apprécier une belle ouvrage ici, une révoltante noirceur là, une innovante furie plus loin, rien ne me fera plus jubiler qu’un putain de riff et un refrain simple et efficace. Aussi hurlé soit-il. « Stand your ground ! ». Ne lâche rien. Trois mots qui suffisent à m’emporter bien plus loin que je ne sais quelle concept mathématico-mésopotamien sur fond de mesures asymétriques.

Pour la première fois de sa carrière, Unleashed a trouvé le dosage idéal et atteint une perfection métallique. Ce groupe de tâcherons neigeux, toujours death, parfois noiraud ou vaguement mélodique, déjà promis à l’oubli en dehors des encyclopédies spécialisées, a produit cette année un monolithe de granit, digne d’un Manowar ou d’un Motörhead. Pas un disque révolutionnaire ou génial, juste un foutu bon album de metal intemporel qui met en avant ses riffs, lève le pied sur les hurlements, privilégie les phrasés simples et mémorables, soigne ses transitions, ses solos, varie ses tempos et reste toujours audible, « lisible », sans chercher à être le plus sanglant des groupes de mort métal.

Une recette simple, patiemment conçue au fil du temps, connue de tous, sans mystère ni surprise mais dont l’équilibre rigoureux en fait un classique à la fois roboratif et réjouissant. Un de ces plats de généreuse gourmandise, que l’on partage avec joie en échangeant des regards complices et des hochements de tête.

— Putain, qu’est ce que c ‘est bon !
— Hmm, ouais, tu l’as dit.
— Et tu sais pourquoi c’est si bon ?
— Hmm, non…
— Parce que c’est ce que doit être le metal.