Une bulle de pur bonheur
À écouter dans Inoxydable #15
Dès que j’aurai lâché le titre du disque qui nous occupera dans les prochaines minutes, les puristes vont hurler et les haters vont « hater ». À ces coqs trop bruyants je rappellerai qu’ils ont beau cocoricoter toute leur détestation à longueur de vidéos et de commentaires Youtube, contrairement au reste de la basse-cour, ils sont les seuls à vivre les deux pieds dans le fumier.
Cet album verra même une solidarité contre nature se créer entre ceux qui, d’ordinaire, s’écharpent : l’élite punk rock arc-boutée sur ses icônes moisies (au hasard Clash, Pistols voire Velvet pour les plus intégristes d’entre eux) ; les ex-ados à mèches entrés en religion avec Dookie, Smash et Linkin Park (cherchez l’erreur… tic tac tic tac, bzzzzz, l’erreur c’est « religion » bien entendu) ; les tontons rock qui se découvrent une demi-molle à l’annonce d’un nouveau Rolling Stone ou d’une reformation de Genesis ; tous les fans de metal pour qui « la pop c’est mal » et enquillent pourtant des groupes core-mon-cul avec refrains de fragiles ou du Abba metal par palettes ; sans oublier les tenanciers de la boutique « C’était mieux avant », un fond de commerce réservé aux éteints de l’enthousiasme et aux terrorisés du temps qui passe.
Face à cette marée de sourdingues et de pénibles, je me dresse, seul contre tous, brandissant fièrement mon acier cimérien dans le soleil couchant et… Heu… Bon… Hum… Vous m’avez compris. Et je ne suis pas vraiment seul puisque je dois l’écoute de cet album à mon pote Dav, dont la force de conviction n’a d’égal que l’énergie du verbe. Je transcris ici notre échange décisif :
— Tu devrais écouter le dernier Green Day, il est pas mal.
— Ah. Pourtant, depuis American idiot, leurs disques sont aussi passionnants qu’un discours de Christophe Castaner.
— Quand même… Tu devais l’écouter.
Je vous sens saisi par l’intensité du dialogue. C’est normal. Parfois, le bonheur de mettre une oreille sur l’un des meilleurs disques de l’année et d’une carrière ne tient pas à grand-chose. Donc oui, je l’affirme, en toute simplicité, et avec la force littéraire et la nuance qui me sont coutumières : Father of all… le nouvel album de Green Day, est une putain de fucking tuerie de la mort de sa race et comme les Ramones n’ont pas prévu de ressusciter en 2020, ce sera l’une des putain de fucking tueries de la mort de sa race de l’année.
Mais, s’il est aussi bon, pourquoi indigne-t-il les cons et notamment cette nouvelle catégorie de crétins qui sévit sur Youtube ? Parce que ces cons s’attachent à l’idée qu’ils se font d’un groupe au lieu de l’aimer pour ce qu’il est, fondamentalement, objectivement.
Les racines de Green Day, comme celles de toutes les formations punk rock, s’enfoncent dans le terreau des années 50 et 60. Pour rappel, le punk ne s’est pas pensé novateur ou avant-gardiste, mais conservateur : il voulait « revenir aux vraies valeurs » du rock’n’roll originel, celui de Chuck Berry, Little Richards ou Gene Vincent et de leurs enfants pops et terribles : Beach Boys, Beatles, Kinks, etc. Pour faire bon poids, on ajoutera à cette liste les Who du début et la scène garage rock, Sonics en tête. Qui ne connaît pas les Sonics est prié d’arrêter l’écoute ou la lecture à la fin de cette phrase pour aller se manger l’album Here are the Sonics, histoire de comprendre qu’aucun gueulard 2020 ne peut faire peur quand on connaît ce disque, la fin de la phrase c’est maintenant, je vous attends.
Youtube… Sonics… Play… Amazon… Sonics… Commander…
En sus de l’héritage sixties, le background de Green Day inclut d’évidence les Ramones, The Jam, le MC5 etc. Et si on verse le tout dans un grand shaker, on obtient Father of all… délicieux cocktail d’influences s’arrêtant en 1980. Billie Joe gifle sa guitare en bon représentant de la génération Townsend, twiste and shoute comme McCartney période Please please me, quand ses compères ne « backing vocalisent » pas tout pareil que Georges et Ringo. Sont également convoqués tout au long de l’album : Gary Glitter, Joan Jett, The Knack, Hendrix ou The Singing Blue Jeans (les créateurs de « Hippy hippy shake », vous ne connaissez pas mais en fait, si).
Mais une somme d’influences, aussi bonnes soient-elles, ne suffit pas à réussir un disque. Surtout un disque de pop rock, fut-il punk. Pour réaliser cet exploit, devient nécessaire un alignement de planètes du genre Jupiter qui met sa grosse orbite dans ton Uranus voire, carrément, l’intervention miraculeuse du très haut.
Parce que c’est ça le deal, l’enjeu, d’un disque pop. N’aligner que des tubes. Pas de possibilités « d’installer des ambiances » en gémissant ses souvenirs d’enfant martyr sur quelques arpèges fainéants. Interdit de balancer des interludes « climatiques » à devenir septiques, ou des machins conceptuels à la mords-moi ce que tu veux mais pas le nœud — d’ailleurs c’est quoi cette histoire de se faire mordre le nœud, ça va pas ou quoi, mais lâchez ça monsieur). Pas de plans jazzy sur mesure asymétrique en dissertant sur la parthénogenèse du poulpe à l’ère pré-cambrienne. Pas de place à l’improvisation, au bruitisme et aux grattouillis d’handicapés de la prise de décision. Pas de « compositeurs » (entre guillemets corps 50) qui trouvent que, baser leurs solos sur la suite de Fibonnacci ou l’ordre des éléments chimiques selon Mendeleïev est une bonne idée. Alors qu’on le sait bien, Mendeleïev, s’il était très doué pour bien ranger les putain d’atomes dans un tableau, n’a jamais inspiré le moindre bon riff ou le plus petit refrain potable. Et ne je parle même pas de Fibonnacci dont la carrière de chanteur pop n’a jamais vraiment décollé.
Non, là, y a des règles, des contraintes. On ne peut pas faire n’importe quoi. Dans ce cadre ultra-balisé, le groupe doit taper juste, à chaque fois, sans droit à l’erreur. Et ses seules armes pour y parvenir sont les trois mêmes foutus accords, usés jusqu’à la corde de mi, que tout le monde joue après quelques semaines d’apprentissage d’un instrument polyphonique (polyphonique la police bien entendu, puisqu’on parle de punk).
Green Day parvient donc, en moins d’une demi-heure, à aligner dix pépites, dix bonnes chansons, immédiates, réjouissantes et jubilatoires, dix petites bulles de pur bonheur, plus légères que l’air, élégantes de simplicité et qui donnent envie de chanter à tue-tête, en secouant le derche, sans se soucier du reste, tout à sa joie d’être en vie un jour de plein soleil et qu’on a pas encore ouvert l’enveloppe de la banque.
Reste à parler du truc qui, visiblement, fâche le plus : la « mise en son » de l’album. Émotion chez les puristes (ils feraient mieux d’en avoir en écoutant des disques ces cons-là) puisque Burch Walker produit l’album. Chanteur pop folk, cet homme a travaillé pour une belle brochette « d’artistes » et là, je me sens obligé d’utiliser à nouveau des guillemets XXL puisqu’on parle de gens aussi variés que Sevendust, Katy Perry, Pink ou Avril Lavigne… Ah ben, j’avais prévenu. Voir Green Day s’associer à ce gars peut faire flipper. Heureusement, on trouve également Weezer dans cette liste et nous voilà rassuré.
Le résultat ? Une prod d’anthologie. Multiplication des claps, des tambourins, des « ouh ouh » et de tous les petits artifices dont on sait l’efficacité depuis les années 60 justement. Mais au-delà de ces évidences, le bonhomme déploie nombre de raffinements : textures diverses, gimmicks de clavier traversant la stéréo comme des figurants dans un arrière plan, phrases répétées une seule fois histoire de, nappes d’orgue vintage ou piano au fin fond du mix… Tout est pensé, chaque élément nous convainc qu’il est indispensable, sans effet de surcharge, dynamisant les chansons pour simplement enthousiasmer.
Conséquence directe de ce travail de haute précision, la tonalité générale est bien plus pop que sur d’autres disques du groupe. Mais quel est le problème ? Le référentiel est magnifique, le résultat super-youpi-yeah et, en live, le groupe prouve déjà que ces chansons, débarrassées de leurs paillettes, jouées « à l’os », restent impeccables. Aucun doute possible, Green Day a gardé ses racines punk pour qui en douterait.
D’ailleurs ceux qui doutent quand même devraient adopter la seule « boussole punk » qui vaille : les Ramones. Dès leur deuxième album, les new-yorkais se sont éloignés de leur son live, intégrant des guitares folks ou des claviers, des tambourins et des chœurs, pour ne garder sur scène que les versions one two three four no solo rendez-vous au tas de sable.
Depuis sa naissance, le punk rock puise sa sève dans la pop et le rock sixties, y injecte une bonne dose de guitares et d’impertinence pour nous recracher ça en trente minutes chrono. C’est ça l’intégrité. C’est ça « être puriste ». Petit bonus, Green Day reprend le bras tendu et la grenade d’American idiot sur sa pochette, salopant la version originale, histoire, justement, de traumatiser les intégristes de pacotille (chaîne en or qui brille) et ne rien respecter, à part l’essentiel : sa musique.