Killed by death

Bolt Thrower – Those once loyal (2005)

À écouter dans Inoxydable #05

Certains disques sont des fenêtres ouvertes sur de vastes étendues, des territoires sans frontières, aux contours incertains et à l’horizon lointain. Des promesses d’infini, exaltantes comme toutes ces choses que l’homme invente puis espère pour supporter la trivialité de ce monde : l’amitié homme femme, des barbus dans le ciel, la compatibilité entre capitalisme et écologie, un cinquième bon album de Metallica ou une mousse au chocolat qui fait maigrir.
Le fan de metal n’est pas en reste côté croyance débile. Prenez le magazine Metallian par exemple. Au fil des lectures se dégage une ligne éditoriale, pour ne pas dire un dogme. Si si. Je vous assure. Outre la certitude que « syntaxe » est le nom d’un groupe thrash équatorien particulièrement prometteur et que le seul rôle d’une « grammaire » est de faire des tartines pour le goûter, les gars de Metallian croient dur comme fer que la musique n’a d’intérêt que si elle est « recherchée ». On rangera là dedans tout ce qui produit des morceaux de plus de 4 minutes (en dessous, ce n’est pas de la recherche), tout ce qui est conceptuel et hurle dans une langue où les consonnes ont gagné la bataille de l’imprononçable et tout ce qui peut « faire riche » : multiplication des breaks, des ponts et surtout pas de refrain.

Bon. Je n’ai rien contre la recherche, a priori. Celle qui mène à l’innovation. Au jamais entendu. La seule qui vaille en fait. Sans elle finalement, pas de Faith No More ou de Led Zep, pas de Devin Townsend ou de Death.

Ah… Death… Parlons-en. Shuldiner a eu la pire illumination de sa vie le jour où il s’est dit « et si je foutais du putain de jazz fusion de merde dans mon thrash qui dégueule ? ». Inclure de la musique savante dans de la musique conne, de la réflexion dans un réflexe, de la stérilité dans le viscéral, en voilà une idée bien moisie ! Et son bassiste, probablement en quête du badge « employé du mois », d’en rajouter une couche en jouant sur une basse fretless. Une stérilisation du metal synonyme de mort lente et d’agonie rock’n’roll dans une promesse hygiéniste. Comme ces gens qui, à force de lingettes et de gel antiseptique en viennent à s’affaiblir, à choper tout ce qui passe et à crever d’un petit abcès ou d’une écharde dans le doigt.

Cela dit, Death pouvait bien jouer avec son zizi dans son coin sans déranger personne (Watchtower et Mekong Delta le faisaient déjà), mais, malheureusement, il a été suivi. Copié. Il est devenu malgré lui le responsable de l’invasion des premiers de la classe, cohortes exsangues de clones métalliques à polo sombre, barbe bien taillée, tatouage syndical, headbanging en 5/4 sur guitare 8 cordes, break « suce-moi-le-blast-beat » et mode « dorien l’exploratrice ». Des groupes qui se coulent tellement dans le moule qu’ils en ressortent en bronze. Et tout ça pour du muzak metal. La muzak, vous savez bien, cette musique d’ambiance utilitaire, écrite et jouée au kilomètre, conçue pour couvrir les bruits dans les grandes surfaces, les ascenseurs et les salles d’attente. L’exact opposé du rock qui n’est pas là pour couvrir le bruit mais pour en faire. Pour déranger et ruer dans les brancards. Pour gigoter, s’agiter, être mal élevé, mettre son doigt dans le nez et dire les trucs interdits. Pour porter sa guitare aux genoux, friser le génie par incompétence et en ricaner.

Shuldiner était fan de Sortilège. Du Priest. Et des autres. Qu’est ce qu’il a raté ? Ou pas compris ? Probablement voulait-il s’améliorer, devenir un excellent guitariste. Et enrichir sa formule en mélangeant ses goûts : le jazz, le metal, la guitare, l’extrême…
Le mélange c’est bien. Sauf quand c’est mal. À mélanger toutes les couleurs on obtient toujours du noir. Donc oui au mélange, mais gaffe aux ingrédients. Conserver un peu la nature des choses c’est pas mal. Parenthèse pour les fafs et les lepénistes de la vie qui se seraient égarés ici, vous pouvez retourner sur Facebook. Je ne faisais pas de métaphore raciale, je parlais de création artistique. Fin de la parenthèse.

Alors dans ce monde de mélange raté et de mixages douteux, il est bon de revenir aux fondamentaux. J’avais exploré rapidement la discographie de Bolt Thrower sans en retirer grand-chose. Le groupe a produit huit albums réputés pour se ressembler, Bolt Thrower entrant dans la catégorie des « ACDC-like » : pas d’évolution et une recette répétée à l’envi.
Sauf que mon Jiminy Cricket personnel, qui tient plus de la fouine ou du Salacious Crumb, m’a ricané dans l’oreille « Hey gros, t’as loupé un truc chez Bolt Thrower ». Oui, ma fouine est très familière avec moi. Loupé quelque chose d’accord, mais quoi ?

Alors j’ai remonté le fil de ma propre démarche, me souvenant qu’un extrait sur Youtube m’avait poussé à m’intéresser à sa discographie. Sans grand résultat. Mais quelque chose m’avait bien plu. S’agissait de retrouver sa trace et de s’assurer que je n’étais pas passé à côté d’une pépite.

Et c’est l’album Those once loyal, ultime production du groupe, qui s’impose comme la pépite, la réussite, le climax d’une carrière dédiée au death metal bas du front, lourd et gras, régurgitateur et guerrier, au croisement de la Floride et de la Suède (n’allez pas chercher vos cartes, vos compas et vos règles de calculs, je parle de l’Angleterre). J’entends déjà vos questions. Primo: pourquoi à la croisée ? Pour une question de son qui emprunte le mastoc aux USA et le chromé des guitares au mélodeath européen. Deuxio : pourquoi le « climax » ? Si le groupe n’a jamais joué la carte de l’innovation et a probablement lassé ceux qui l’ont suivi depuis le début, Those once loyal s’impose comme l’aboutissement d’une formule, le résultat d’une lente maturation. Un achèvement. Une réussite. Un disque qui transcende son propre genre sans le renier, parvenant à une recette métallique universelle, un point de convergence où tous les fans de fer forgé trouveront leur compte. Et c’est à mon sens une des caractéristiques des grands disques: rassembler, synthétiser.

Mais si Those once loyal est grand, il ne se dévoilera malheureusement qu’aux curieux et aux anti-dogmatiques. Parce qu’ici, point de concept (au delà des textes guerriers, mais c’était déjà le cas sur tous les disques précédents), point de breaks à tiroirs, étagères ou rallonges, pas de jazz ou d’expérimentation, pas d’accords chelous et de modes grecs, pas d’impros. Aucun des ingrédients de ces chefs-d’œuvres annoncés et oubliés le lendemain. Non. Juste du riff et du groove. Comme chez AC/DC ou Saxon (oui, encore). Et cette idée qu’un riff doit se suffire à lui même, se jouer en boucle, hypnotique et jouissif, et s’enchaîner encore et encore dans une spirale infernale…
Et c’est quand il atteint cette qualité là que le riff devient grand, pur, génial, rappelant au passage qu’il est le saint Graal du metal, son alpha et son omega.

Sur Those once loyal, des riffs, Bolt Thrower en propose 2 par titre et aligne 10 chansons. Soit un total de 20 riffs pour faire un album qui tue. Ni plus, ni moins. Un minimalisme effrayant pour qui n’a jamais écouté Twisted Sister (ou Saxon !) mais qui, lorsqu’il se conjugue au talent, donne une perfection épurée, où chaque détail compte, ou aucun élément ne doit révéler de faiblesse à l’usage, garantissant sa fiabilité même en cas de passages répétés. On appréciera alors l’élégance de la mécanique elle-même. Les plaisirs simples ont ceci de merveilleux qu’on ne s’en lasse pas. Comment ne pas écouter en boucle « The killchain » ? Lourdement bondissant, le titre galvanise autant qu’il inquiète, rumine et grogne, avance et écrase, implacable, revenant encore et toujours à ce riff obsédant, décliné même dans le break, pour un résultat monumental. Riff de l’album. Riff de l’année quelle que soit l’année où on le découvre.
Those once loyal est de ces disques faciles à cerner, faciles à comprendre, mais dont on ne saisit la valeur que lorsqu’on les voit résister au temps, à l’usure et à la lassitude de la répétition.