L’heure du bilan

À écouter dans Inoxydable #13

Dès que j’ai eu trois albums sur mes étagères, je les ai classés et j’ai pondu un Top 3 « Les disques qui ont changé ma vie », puis un autre, « Les meilleurs disques en ma possession », sans oublier le fameux « Les 3 albums que vous emporteriez sur une île déserte ». Pour info, le classement revenait à « 1- ma cassette compil perso de Scorpions extraite de Love at first sting et Blackout », « 2, ma cassette d’AC/DC avec, face A, Back in black, face B For those about to rock et enfin, ma cassette Motörhead / Saxon, Overkill / Denim & leather. Meilleur guitariste du monde : Mathias Jabs. Meilleur chanteur du monde : Klaus Meine. Meilleur groupe qui fait chier mes vieux : AC/DC. Meilleure chanson de la vie : « Bad boys running wild ». Deuxième meilleure chanson de la vie : « Princess of the night ». Troisième meilleure chanson de la vie : « No class ». Voilà. En toute objectivité, évidemment.

Et puis, les magazines nous ont habitué à publier des tops. J’étais donc raccord. Parenthèse, je pense avoir consciencieusement rempli tous les sondages de fin d’année de Hard Rock Magazine, Hard Force, Metal Hammer et les autres sans jamais en envoyer aucun, davantage motivé par l’idée de remplir des cases et classer des machins que celle de coller des timbres et faire 300 mètres jusqu’à une boîte aux lettres. On est peu de choses.

Tout ça n’avait de toutes façons pas grand intérêt puisque, invariablement, Maiden décrochait chaque année la première place. Normal, c’était les années 80 et surtout, nous étions en France. Le metal dans l’hexagone ce sont des tas de groupes qui sortent des disques et à la fin, c’est Maiden qui gagne. Et il gagne dans TOUTES les catégories. Steve Harris est élu bassiste de l’année tous les ans depuis quarante ans, même quand Maiden ne publie rien. Et si Dave Murray n’existait pas, Steve Harris serait également élu guitariste de l’année.

Bref, un top annuel, c’est la routine y compris quand je n’en informe pas le monde en glapissant dans le poste. Je n’utilise pour cela qu’un seul critère quantitatif. Y a pas à tortiller : plus j’écoute, plus c’est à mon goût. La faille dans cette approche ? Quand un sacré bon album sort au dernier trimestre. Mathématiquement, je l’écoute moins que les autres.

Et, forcément, sinon ce billet n’aurait vraiment aucun sens, mon album de l’année est sorti le 29 novembre. Autant dire qu’entre cette date de sortie tardive et le moment où mes capteurs m’ont envoyé les signaux d’alerte adéquats, toutes les dindes du monde étaient déjà arrivées à la conclusion que l’avenir leur réservait plus certainement une désagréable séance de fist fucking à la châtaigne, qu’une balade entre copines dans les riantes prairies de l’insouciance.

Faut dire que le truc ne payait pas de mine. Du Nuclear Blast standard avec grande faucheuse, flammes et fumée sur la pochette. Pas de quoi s’arrêter d’écouter Thin Lizzy. J’avais rangé ces américains particulièrement bruyants dans ma nouvelle catégorie de détestation, intitulée « Jazz metal à barbe de hipster ». Catégorie regroupant tous les groupes à 7 cordes qui bouffent des carottes sur fond d’accords neuvième augmentée, pensant me faire croire que leur mixture de laboratoire s’apparente à du metal sous prétexte que ça régurgite comme un lendemain d’huîtres pas fraîches.
Les mecs, vous parlez à un fan de Motörhead. Par définition, une seule gifle du vieux sur sa Rickenbacker vous renvoie à vos chères études. Et j’ai connu Slayer à l’époque où prononcer son nom revenait à invoquer publiquement Nyarlathotep. Donc vous ne m’impressionnez pas. Votre posse pseudo grind-death à pochette ringarde, je m’en tamponne le top 10. Qui est déjà bien rempli, merci pour lui.

Et puis, j’ai écouté l’album. Et dès la fin du premier titre j’étais… Déplacé. Déplacé, voilà le bon mot. Un terme sacrément important que l’on n’emploie jamais. Pourtant, il décrit le meilleur résultat possible pour une œuvre d’art, aussi mineure soit-elle. Vous faire voyager. Parcourir une distance juste assez grande pour qu’avec certitude, on puisse mesurer le chemin parcouru et distinguer un avant et un après. Cette sensation de changement, même légère ou fugace, prouve qu’à cet instant, vous vivez un moment unique, qui ne se reproduira plus. Un aller-simple pour un ailleurs. Parfois pas très éloigné, mais tout de même sans retour. C’est le deal. Le contrat tacite. Vous étiez quelqu’un et vous ne serez plus le même.

Combien de disques vous laissent intacts, inchangés pour ne pas dire aussi cons que la veille ? Un paquet. À l’heure où je vous parle, et à force de bloquer sur Youtube, je suis peut-être même un peu plus con qu’hier, c’est dire. Alors, quand vous en tenez un qui vous bouscule, vous maltraite un peu et vous fait durcir le pissou, même pour une demi-molle donc demi-glorieuse, il mérite bien de grimper directement en pole position d’un top de l’année, fut-il le dernier arrivé. D’autant plus que mon expérience de vieil ours à qui l’on ne vend pas des grimaces, ou le contraire, m’a appris que certains lièvres peuvent rattraper les putain de tortues. Me suis perdu dans la métaphore mais je pense que vous saisissez l’idée générale.

Un seul risque dans ce contexte : manquer de recul. Passé le premier choc, on sait bien que certains albums s’usent plus vite que d’autres, voire se brisent comme ces biscuits industriels particulièrement friables dans des mains trop gourmandes. La grande machinerie fordisto-taylorienne a standardisé le monde. le death metal n’a jamais sonné aussi HM-2 et pas un macchabée ne manque à l’appel sur chaque pochette. Le heavy résonne comme en 82, année où aucun groupe n’était heureux de sonner comme en 82. Le glam ou le FM imaginent leurs refrains taillés pour des stades, alors même qu’ils peinent à enthousiasmer un supporter de foot dans son canapé. Le black, plus gris foncé que noiraud, s’imagine post ou ambient, viking ou dépressif, cherchant le renouvellement dans l’épithète plutôt que dans ses guitares. Je propose pour 2020 « black troglodyte», « black tabagique » et « black croquant gourmand ».

Mais je tente ma chance. Après tant d’heures à subir des disques sans personnalité, aussi aventureux que les analyses politiques d’Alain Duhamel, quand j’entends cet album me dégringoler sur la tronche, je soupire d’aise. Ces jeunes gens très, très, (très !) bruyants ont compris. Compris que rouleau-compresser ne sert à rien si on ne lève jamais le pied. Que se référer à des racines, à un « commun », permet de s’inscrire dans une histoire, une progression, un voyage dans ce monde étonnant où les océans de plomb en fusion côtoient les forêts d’arbres barbelés, où les rossignols chantent comme des chats ébouillantés et où le bon goût se cloute et se tatoue.

Je ne trouve rien de plus affligeant que ces groupes soit disant modernes et niant l’existant. Hors sol, sans attache, je les vois décoller, tout enflé d’hélium, pour disparaître dans l’azur, ne laissant aucune trace à part un désolant petit « pschit » et le vague souvenir d’un moment d’ennui.

Par opposition, quel bonheur d’entendre un disque «typiquement 2000» qui intègre, inclus, partage et brasse toutes ces choses bâties, décennie après décennie, sans oublier d’apporter modestement son parpaing à l’édifice et s’inscrire ainsi dans l’histoire de la musique populaire bien plus sûrement que le twist, la tectonic, la house ou le néo-metal.

Alors, que trouve-t-on dans ce disque ?
Du grind. Par affiliation, mais honnêtement, ça se discute.
Du death, forcément.
Du black assurément, preuve qu’on peut en jouer en restant intéressant.
Du heavy pour certaines simplicités.
Du « metal moderne » au sens « accords louches ».
Des mélodies vocales. Sans autotune. Poignantes mais pas geignardes, clairement référencées heavy tradi ou thrash.
Des growls, parmi les plus profonds et dérangeants du genre.
Des « harsh vocals », histoire d’alterner toux grasse et laryngite. Poésie quand tu nous tiens.
Quelques solos de déglingo à tendance what-the-fuck.
Et des putain d’ambiances à nouer les tripes parce que, je ne sais pas si vous avez vu les infos, on va tous crever mais moi d’abord, j’étais là avant. Et on mérite. Moi surtout, puisque j’étais là avant.

Le temps venu de passer à la caisse, voilà ce que raconte et illustre cet album en associant, d’un côté, un écrasant death black grind metal à la puissance dévastatrice des éléments déchaînés, aux déferlantes vengeresses, aux volcans colériques et au soleil sans pitié, et de l’autre, en faisant converger accalmies malaisantes, agonie de la nature maltraitée et cris de tous les mignons petits enfants dont l’avenir ne semble pas plus radieux que celui des ours polaires.

De blast beats implacables et étouffants en breaks sinueux et hypnotiques, de strates vocales ricochant dans des échos infinis en mélodies de fin du monde, l’inconfort est permanent. La voix de sorcière, nasillarde et ricanante, nous rappelle régulièrement notre propre faiblesse, nos fautes séculaires et l’insolente assurance de ceux qui marchent debout. Désespéré, on assiste, en une cinquantaine de minutes forcément apocalyptiques, au spectacle de la fin des temps.

Et je crois que tout cela vaut bien une première place dans mon top 2019 pour ce nouvel album de Cattle Decapitation.