Charles est un connard

Charles est un connard. Un gros. Un vrai. Ne me fais pas tes gros yeux de Canard outré, pas la peine de jouer la contrariété, hein, I know who you are mister Canard et puis, détenant pas moins de 50 % de la holding metal bla•bla, je dis ce que je veux.

Charles donc. Le connard. J’allais dire, le connard en chef. Mais « chef » c’est déjà trop pour un type qui, au maximum, peut prétendre à la direction des trombones et des agrafes, éventuellement au co-management du département comptage de doigts de pieds ou, en dernier recours, au poste de directeur cantonal de la pâte à crêpe. Outre le fait que c’est un connard mineur mais néanmoins définitif, Charles a pour lui d’exister. Dans la vraie vie. Parce que, non, ce n’est pas un personnage de fiction créé pour l’occasion de ce billet dont tu te demandes où il va (je lis dans tes pensées ami Coincoin), c’est bien un gars que je côtoie pour mon plus grand déplaisir dans le cadre de mon activité professionnelle. Je rappelle pour ceux qui ne suivent pas, que je suis travailleur précaire dans un secteur improductif et parasitaire de la société, métier me permettant d’avoir un accès internet 24/7, des loisirs radiophoniques, la possibilité d’écouter 24 albums ou podcasts par jour et le bonheur toujours renouvelé de fréquenter des Charles de toutes sortes. Et pour terminer cette digression, oui, c’est son vrai prénom.

Charles exerce un de ces nouveaux métiers incompréhensibles, régis par des règles connues de lui seul. C’est pratique. Ces règles à géométrie variable, toutes édictées dans un sabir cyber-marketing par les gars de Mountainview (vous chercherez dans Google) changent tous les six mois et assurent à leurs soi-disant experts le statut d’intouchable dans toute structure faisant appel à leurs services. Ces apparatchiks de la requête, du mot clé, du Esse I O ou du Esse I Aille, du ranking, du retargeting et du branding dans le fion se pavanent dans les couloirs, boivent des expressos (avec deux sucres, c’est dire leur médiocrité) et commentent tout d’une voix forte, avec ce ton rigolard de ceux qui ont tout compris à tout, et que si tu sais pas ça, « Google est ton ami mon pote ».

Charles porte des chaussures pointues. Et des chemises à la mode. La chaussure pointue et la chemise à la mode sont deux indices quasi infaillibles pour savoir si un individu fait partie de la race humaine ou de la race des « commerciaux ». J’entends par « commerciaux » la catégorie regroupant sans plus de discernement les menteurs professionnels, tous les escrocs à carte de visite, les vendeurs de vent, les charlatans de l’intelligence, les contre-théoriciens du bon sens, les VRP de la morale et de manière générale tous ceux dont le profil comportemental se rapproche de celui de «vendeurs de photocopieurs », une des pires catégories professionnelles avec les directeurs de communication du service public, les D-Jays et les vendeurs de fringues dans des boutiques où la musique d’ambiance est trop forte.

Bref, je parle du pays où la chaussure de connard se porte pointue, mais elle a eu le bout carré ou le pompon en forme de gland. Ce n’est d’ailleurs pas tant la forme qui importe que son association à la fonction et au mensonge qu’elle induit.

Le discours de Charles, sa tenue, ses blagues, ses goûts le rendent intégralement, totalement, définitivement insupportable. Son visage falot, sa conversation superficielle sur tous les sujets (la dernière BM, le coffret Assassin’s Creed, oui, celui avec la statuette débile, les soldes sur Amazon ou le taux de crédit à la BNP), aussi lisse qu’un vernis à ongle et aussi ennuyeuse qu’une… Conversation sur le vernis à ongle par exemple, font de lui la plaie de la pause café, le boulet de la pause déjeuner, l’angoisse de la réunion qui s’éternise. Dès que Charles apparaît sur ton radar, et pire, s’il entre dans ton espace de travail, tu sais que le monde va ralentir jusqu’à te donner l’impression de s’arrêter. Comme dans un de ces cauchemars où tes pieds semblent peser des tonnes, où chacun de tes mouvements s’englue dans un air poisseux… L’horreur.

En plus d’être un tocard à bout pointu, Charles est un vicieux. Il sème le doute dans les esprits. Il caresse un directeur ici, fracasse un collègue au détour d’une phrase, assène des mensonges sur tout et rien dans un rire et, plus simplement, apporte la discorde et la désunion, se plaçant évidemment dans ce grand paysage comme le seul détenteur du sérieux, du progrès et du professionnalisme.

Quand Charles est associé à un projet que tu dois mener, tu sais que tes journées seront longues. Et même si tu recadres le gars parce que, hein, bon, t’es un vieil ours qui ne supporte plus rien, alors Charlot, ferme ta gueule à tout jamais… Ta semaine, ton mois, ton trimestre sont définitivement gâchés. Ton boulot se transforme en une lutte quotidienne contre le mensonge et la mesquinerie.

Mais ce que ne sait pas Charles, c’est que toi, et quand je dis toi, ce n’est pas toi, Canard au plumage soyeux… Oui je suis gentil mais enlève ta main s’il te plait, je disais donc que toi, mais en fait ce n’est pas toi, c’est moi, moi j’ai… Van Halen. Bah oui. C’est l’été. Et l’été, c’est soit indien, et on ira où tu voudras quand tu voudras et on s’aimera encore lorsque l’amour sera mort, soit c’est Van Halen.

Dans la bagnole, 40° derrière le pare-brise, ça tombe mal, y a pas de brise, je glisse le deuxième album du groupe, judicieusement intitulé II (2). Pour l’anecdote il faudra attendre le 11ème disque du groupe pour découvrir le III. Réécoutez ce passage si vous ne l’avez pas compris.

Ce deuxième disque est la suite logique du premier — c’est avec des phrases comme celle là que je suis devenu un chroniqueur ultra réputé et que j’ai obtenu l’admiration sans borne qui emplit actuellement ton regard pur de palmi d’accord mais pède pourquoi ? Suite logique parce que les compositions sont issues de la première vague de chansons écrites par le groupe au début de sa carrière et que certaines auraient déjà pu figurer sur I (1). Mais II (2) a une particularité que n’a pas I (1). Sur II (2), il y a « Dance the night away ».

« Dance the night away », un petit miracle californien, dont l’introduction donne immédiatement le ton. En quelques coups de cloche, c’est l’été. Puis arrive le riff nonchalant d’Eddie, soleil de guitare coloré de phaser MXR90. Enfin Dave rapplique, chemise ouverte sur torse velu, cheveux peroxydés et gouaille aux lèvres : « Tu l’as vue ? Si mignonne… Son style et son aisance m’ont retourné… ». Et les trois autres « Oooooohhhh baby baby… ». Sur le refrain, les harmoniques tapées d’Eddie l’décontract’ évoquent les steel drums sud américains. Et les harmonies vocales de tout le monde apportent cette délicieuse fraîcheur climatisée dans la bagnole surchauffée.

Pendant 3 minutes et une poignée de grains de sable, je SUIS l’été. Au compteur de ma caisse, l’aiguille ne dépasse jamais le 80 tant il est facile de respecter la nouvelle limite de vitesse de la Macronie en suivant Alex et Antho — oui je l’appelle Antho, parce que dans ma Mazda, on est tous potes — tous deux scotchés au fond du groove. Le temps n’a plus de prise. Quand la chanson s’éloigne vers le silence, je la repasse. Encore et encore, tel un inlassable Cabrel hard US. Et durant les 20 minutes de trajet, elle tourne et virevolte dans l’air, ma voiture glisse sur le bitume brûlant comme un catamaran sur une mer d’huile et j’oublie ce maxi connard de Charles.

La perspective de le croiser au détour d’un couloir, de lire un de ces mails ineptes ne parvient plus à gâcher ma journée. Ce crétin XXL n’a plus de prise sur moi. Il est faible. Il n’est rien. Une vague contrariété, un gravillon dans une chaussure, un chat dans la gorge, une de ces petites gênes qu’on évacue sans y penser, impatient de revenir à l’essentiel, aux choses belles, gracieuses, plus légères que l’air. Van Halen m’habite (et ça serait quand même bien plus dégueulasse si c’était la tienne), David Lee me rend la vie facile, le soleil ne brille que pour moi et je suis à peu près certains que je vais lire le pêché et la tentation dans le regard de toutes les femmes que je vais croiser.
Et quand l’hiver reviendra et que Manowar prendra la place de Van Halen dans le mange disque, j’irai mettre une droite dans le mange merde pour régler définitivement le problème.

En attendant, je vais laisser la journée filer en dansant.